À Strasbourg, les cimetières végétalisés « zéro-phyto » sont déjà la norme… depuis 2008 !
Pendant près de 15 ans, l'équipe de l'entretien des cimetières a multiplié les expériences, échecs et réussites avant de parvenir à un modèle durable.
Dans la Capitale de l'Europe, les neuf cimetières communaux n'ont pas attendu la loi Labbé pour se passer de pesticides. Pendant près de 15 ans, l'équipe de l'entretien des cimetières a multiplié les expériences, échecs et réussites avant de parvenir à un modèle durable qui ne cesse de se perfectionner. Rencontre avec Bénédicte BAUER et Renaud KINTZ, du service funéraire de la Ville et Eurométropole de Strasbourg, qui nous racontent ce cheminement visionnaire.
Le cimetière Sud de Strasbourg
© Alexandra Koeniguer
2007 : Une initiative adoptée soudainement en réponse à la pollution des eaux
Tout commence lorsque l'agence de l'eau Rhin-Meuse alerte sur la présence dans l'eau de molécules chimiques provenant des pesticides résistantes au traitement. En parallèle, la maire de Strasbourg et sénatrice Fabienne Keller prend connaissance en amont de lois en gestation qui vont changer durablement l'entretien des espaces publics. La mairie prend alors la décision de signer une convention avec l'agence de l'eau en 2007 pour supprimer l'usage de pesticides sur les territoires de l'Eurométropole et de la ville de Strasbourg dès 2008, sans préparation préalable des services, y compris les gestionnaires du patrimoine sportif et des cimetières.
« Dans un premier temps, nous avons supprimé les produits phytosanitaires dans les petits cimetières. Même si nous avons une tradition davantage végétale que dans le reste de la France, c'était rude pour le service, car il n'y avait pas ou peu d'outils adaptés à nos métiers. Nous avons dû utiliser des outils pour particuliers avec un usage professionnel » se souvient M. Kintz.
Allée principale du cimetière Sud en 2009 et désherbage au gaz
© Photos d'archives, Ville de Strasbourg
Cette fameuse année 2008, le service funéraire a dû faire face à des aléas climatiques qui ont fortement impacté le déploiement de la nouvelle stratégie, comme le raconte Mme Bauer. « De gros orages sont arrivés en juin, et comme nos tombes sont sous tradition allemande, c'est-à-dire en pleine terre sans caveau, cela a provoqué des descentes de sol. Nos 47 agents ont été détournés de l'entretien paysager pour rétablir la stabilité des sols, et pendant ce temps, des adventices d'un mètre de haut sont apparues à certains endroits. Il faut savoir que les tombes alsaciennes sont des tombes-jardinets : un pourtour en pierre, et un milieu en terre pour planter des végétaux. Or, en Alsace, le cimetière est l'extension de la maison, les tombes doivent donc être impeccables. Les concessionnaires ont interprété la levée des adventices comme de la profanation de tombe ! »
Pour mettre les choses en perspective, les cimetières végétalisés de Strasbourg représentent :
- 50 hectares
- 3000 arbres dont 2250 feuillus
- 1200 arbres à tailler
- 24 km de haies
- 11 hectares de gazon
- 3250 rosiers du Souvenir
2008 - 2015 : Une phase « Test & Learn » pleine d'enseignements
Après avoir testé la projection de noix de coco bouillie à 95°, l'équipe a retenu le désherbage thermique sur chariot et aussi porté sur dos, seul outil mobile capable de passer entre les tombes espacées de 30 cm. Cependant, « c'était épuisant : nos agents ne faisaient que désherber et ne pouvaient plus s'occuper des autres tâches comme la taille des arbustes à fleurs. Puis les TMS sont apparus ». L'enherbement des allées est donc devenu une évidence pour faire face aux contraintes économiques et écologiques, et réduire l'usure professionnelle.
Un désherbeur thermique sur chariot
© Alexandra Koeniguer
Entre 2014 et 2016, une autre expérience a été menée avec des sablés de pouzzolane associés à des cendres issues des hauts fourneaux de Lorraine, qui permettaient d'éviter la levée des adventices en modifiant le pH du sol. Bien qu'intéressant pour conserver la praticabilité des allées, la couche de sable a fini par se déliter au fil des années, laissant le champ libre à la germination des graines. « C'est une technique valable pour les communes qui n'ont pas de solution d'entretien et qui veulent un peu de répit. Mais cela ne nous convenait pas » explique Mme Bauer.
Une allée intertombe au revêtement de sablé pouzzolane
© Alexandra Koeniguer
2016 : Un changement de paradigme dans l'entretien des cimetières zéro-phyto
Suite à l'augmentation des TMS et à l'épuisant combat sans fin contre les « mauvaises herbes », le service funéraire a effectué une volte-face dans sa stratégie. « Le problème, c'est que l'on s'évertuait à faire de la maintenance à l'identique. Puis on s'est dit que, plutôt qu'enlever l'adventice qui gêne le regard, on allait au contraire verdir les cimetières pour les "gommer" du paysage. En 2016, nous avons alors entamé une vaste démarche de végétalisation de nos cimetières » raconte M. Kintz. La déminéralisation à grande échelle était lancée.
Problèmes de TMS ? Pensez "exosquelette" !
L'un des plus grands challenges a été de repenser les sols : comment les déminéraliser tout en permettant le passage des camionnettes et excavatrices, sans créer des ornières ni des champs de boue, et sans nécessiter d'amendement ?
La réponse a été trouvée en s'inspirant des places de parkings en mélange terre-pierre que l'on trouve sur l'espace public. « On a commencé par faire une allée par cimetière, puis les allées piétonnes, puis les allées carrossables, en utilisant les gravillons que nous avions déjà sur place » explique M. Kintz. « Dans les allées peu utilisées par les véhicules, on s'est permis de faire un beau gazon. On est parti sur un premier mélange avec du trèfle nain, bien vert à la Toussaint. Mais parfois, le trèfle était long à lever. C'était des années compliquées, sans gazon de placage ni apport de terre. Comme il y avait des couches de gravier successives empilées partout, il fallait en sortir parfois 15 à 20 cm d'épaisseur avant de retrouver la strate de terre originelle. Cela nous a pris presque 10 ans pour tout purger ! »
Une des allées principales du cimetière Sud de Strasbourg
© Alexandra Koeniguer
Aujourd'hui, le service funéraire utilise un mélange TystofteFonden composé de :
- trèfle blanc (5 %)
- ray-grass anglais (15 %)
- fétuque rouge gazonnante (10 %)
- fétuque rouge traçante (25 %)
- fétuque rouge demi-traçante (10 %)
- fétuque ovine durette (35 %)
De l'usage des haies de conifères dans les cimetières végétalisés
Sis sur de grandes réserves d'eau, les cimetières strasbourgeois rencontrent des problèmes d'humidité. La présence du végétal utilise l'évapotranspiration et la capacité de pompe naturelle des plantes afin assécher les tombes. C'est pourquoi 24 km de haies, réparties sur neuf cimetières, forment des « chambres de tombes » plutôt que des « champs de tombes », donnant en sus de l'intimité aux usagers venus se recueillir. Avec toutefois un inconvénient : du fait des essences volatiles qu’elles exhalent, elles sont hautement inflammables. Dans un mode de gestion par désherbage thermique, un extincteur doit toujours être à disposition en cas d'accident !
En 2018, l'équipe du service funéraire trouve enfin une tondeuse capable de passer entre les tombes, mettant un terme à des années de difficultés d'entretien des cimetières de la ville. « C'est en Allemagne que nous avons enfin trouvé notre Stella Nimbus. Nous avons eu quelques déboires avec la motorisation, car nous avions acheté la version pour particulier, non adaptée à un usage intensif ! » précise Mme Bauer.
La tondeuse Nimbus Stella entre deux tombes
© Ville de Strasbourg
Les petites débroussailleuses électriques rencontrent également un franc succès auprès des agents d'entretien, puisque moins lourdes, moins bruyantes, sans vibrations et sans gaz d'échappement. Seule ombre au tableau : « Nous ne sommes malheureusement pas maîtres de nos acquisitions, et ce type d'équipement est plus cher que les versions thermiques » regrette Mme Bauer, tout en reconnaissant que les moteurs thermiques plus puissants sont plus adaptés pour les plantes ligneuses.
Et maintenant, le cimetière végétalisé s'arrêtera-t-il en si bon chemin ?
Aujourd'hui, « l'absence de nature sur les photos de l'époque saute aux yeux, c'est choquant ! Il y avait un côté artificiel, tiré au cordeau, dans un lieu censé être paysager » témoigne Mme Bauer. M. Kintz ajoute que « ces 14 années ont été une progression constante, autant en méthode qu'en surface traitée, pour aller vers la végétalisation. Rien que pour le désherbage thermique, nous avions commencé en 2010 par utiliser 4,5 tonnes de gaz uniquement pour le cimetière Sud. Aujourd'hui, nous en utilisons 150 kg seulement. »
L'espace cinéraire dans un écrin de verdure
© Alexandra Koeniguer
Les cimetières zéro-phyto de Strasbourg ont désormais acquis un rôle environnemental majeur, rejoignant le plan Canopée lancé en 2020 pour créer des ilots de fraîcheur dans la collectivité. Toutes les allées et la quasi-totalité des entre-tombes, réparties sur 50 hectares, ont été végétalisées. Mais l'équipe du service funéraire veut aller encore plus loin : après l'introduction de balades théâtrales orientées matrimoine qui content la vie des défuntes enterrées dans les cimetières de Strasbourg, elle souhaite améliorer l'accompagnement du bien-être des familles endeuillées par le recours aux stimulations sensorielles. Plantes odorantes, chants des oiseaux via l'installation de nichoirs et musique de chambre sont à venir.
La création de microforêts funéraires, très populaires outre-Rhin est également à l'étude : les sépultures arborées viendront compléter la palette des sépultures végétales déjà amorcées à Strasbourg avec l'installation de rosiers et plantations du Souvenir pour l'enfouissement des cendres.
Communiquer envers les agents techniques et envers le public
À Strasbourg, l'usage était de tolérer l'occupation des entre-tombes par les concessionnaires qui les décoraient de sable rouge ou de gravillons blancs, alors que ces espaces relèvent du domaine public. Leur entretien est donc géré par la commune. Pour réussir la végétalisation des cimetières, l'équipe a dû mettre en place une communication spécifique pendant plusieurs années pour faire cesser cet usage, s'attirant les foudres des horticulteurs locaux qui avaient développé un commerce parallèle de décorations d'entre-tombes.
Exemples de panneaux d'information
© Alexandra Koeniguer
Mme Bauer souligne que la communication autour du cimetière zéro-phyto doit être adaptée pour ne pas offenser les familles endeuillées, nous montrant pour l'exemple une brochure de la Ville de Strasbourg promouvant l'arrêt des pesticides dans les espaces verts avec en couverture… un nain de jardin. Panneaux informatifs et diffusion de plaquettes ont été déployés afin de faire comprendre — et accepter — la démarche de végétalisation qui modifiait en profondeur le paysage du cimetière.
Côté agents, après des années difficiles où le désherbage était l'activité principale, l'adoption d'une nouvelle vision concomitante à une communication sur les bienfaits du végétal, notamment sa capacité à apaiser l'esprit des usagers, a permis de redonner du sens à cette démarche de végétalisation des cimetières.
Alors que les cimetières doivent s'adapter à l'interdiction des produits phytosanitaires et se demandent comment s'y prendre, d'autres sont précurseurs en la matière et ont déjà testé, rejeté et approuvé diverses solutions, la végétalisation étant une ligne directrice majeure. Inspirant !
Retrouvez nos conseils pour végétaliser un cimetière
Nos remerciements à Bénédicte BAUER, Renaud KINTZ et la Ville de Strasbourg pour le partage de leur expérience.